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Par Eric
RUIZ
Il n’existe pas de détails insignifiants avec Dieu. Il n’y a rien à mépriser. La vérité se loge dans les petits détails du quotidien.
Matthieu 23 : 8-11, en est l’exemple
parfait.
« Mais vous, ne vous faites pas appeler Rabbi; car un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères. 9Et n'appelez personne sur la terre votre père; car un seul est votre Père, celui qui est dans les cieux. 10Ne vous faites pas appeler directeurs; car un seul est votre Directeur, le Christ. 11Le plus grand parmi vous sera votre serviteur ».
Maitre,
pères, directeurs, ce sont des titres honorifiques, qui au premier regard
n’impliquent pas grand-chose d’important. Mais en y regardant mieux, ils sont
néanmoins lourds de conséquences, car ce sont des titres de distinction, de
supériorité, qui changent le rapport d’égalité entre un individu et un autre.
Jésus est
très directif et affirmatif vis-à-vis de ces mots-là.
À la suite
de ces versets, il dit que si vous nommez les autres ainsi, vous les
élevez ; si d’autres vous nomment par ces titres, on vous élève et
quiconque sera élevé sera abaissé. Le malheur sera alors aux portes de ceux qui
élèvent ou qui se sont élevés.
Jésus donc
emploie des exemples communs de titres honorifiques. Il aurait pu, tout aussi
logiquement, nous prévenir de ne pas nous faire appeler apôtre, pasteur,
prophète, docteur, révérend ; on peut continuer la liste…Son altesse, sa
seigneurie, son excellence, son éminence (je fais là, référence
aux évêques, aux archevêques, comme aux grands rabbins), mais aussi : sa
sainteté (pour le pape) etc.
Je vais
aller plus loin, il y a une forme grammaticale qui est devenue culturelle dans
de très nombreux pays: le vouvoiement. Le vouvoiement ne ferait-il pas partie de la
liste lui-aussi ?
Et pourquoi pas?
Jésus, j’en suis certain, aurait pu mettre en garde les croyants d’aujourd’hui en disant : « Ne vous faites pas vouvoyer personnellement, et ne vouvoyer pas votre prochain ».
Parce que
lui, Jésus ne s’embarrassait pas du vouvoiement dans ses relations.
Face à Ponce
Pilate, grand gouverneur romain de la Judée, il n’était pas question de vouvoiement.
Pilate tutoies Jésus : « Es-tu le roi
des juif ? » et Jésus le tutoies en
retour : « Tu le
dis toi-même »
Matthieu 27 :11.
Il
n’existe pas de forme de vouvoiement dans le Grec ancien, l’Araméen ou le vieil
Hébreu.
Et puis, Jésus
sans se plier devant les puissants, ne se montre pas condescendant, ni supérieur,
vis-à-vis de son interlocuteur.
Le respect
divin ne se situe pas à ce niveau du langage.
De la même
manière lorsqu’on s’adresse à Dieu le Père, on le tutoie dans la prière. On est
dans sa sphère intime : « Que ton
règne vienne, Que ta volonté soit faite ».
Abraham dans
le livre de la Genèse tutoie Dieu : « Abram répondit: Seigneur Éternel, que me donneras-tu? Je m'en vais sans enfants;
et l'héritier de ma maison, c'est
Eliézer de Damas.» (Genèse
15 :2)
Moïse fait de même en Exode 5 :22-23 « Moïse retourna vers l'Éternel, et dit: Seigneur, pourquoi as-tu fait du mal à ce peuple?
Pourquoi m'as-tu envoyé? Depuis que je suis allé vers Pharaon pour parler en ton nom, il fait du mal à ce
peuple, et tu n'as point
délivré ton peuple. ».
Pour Jacob le père des 12 tribus d’Israël, il en est de même :
Jacob supplia Dieu ainsi : « Délivre-moi, je te prie de la main de mon frère,
de la main d’Ésaü ».
Dans tous ces cas, le serviteur n’est pas plus grand que le
maitre ; et
surtout le maitre se fait serviteur en se laissant tutoyer.
Alors ce vouvoiement est-il légitime ?
Et disons-le, l’homme aurait-il droit à des égards que Dieu n’exige pas envers lui-même ? Vanité des vanités répondrait l’Ecclésiaste.
Le texte biblique, quant à lui ne laisse aucun doute. Il n’y a qu’un seul Dieu. Le vouvoiement est alors une injure, il laisserait la possibilité d’invoquer plusieurs divinités.
Examinons de plus près, la première réplique du premier
homme fait à l’image de Dieu : Adam
(Genèse 3 :10) « J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis
nu, et je me suis caché. ».
Le premier tutoiement montre une proximité certes, entre
Dieu et l’homme mais qui très vite n’existe plus ensuite.
« Je me
suis caché » est pire qu’un vouvoiement. Ce
comportement montre d’emblée que les faits
dévoilent plus que les mots.
Le vouvoiement met de la distance. Or, le fait d’être caché rajoute une volonté de disparaitre même de la vue de Dieu. La honte a rajouté de la distance.
Le fait de
dire « vous », comme donner
des titres honorifiques, c’est donc placer l’autre à un même niveau supérieur.
D’ailleurs où se trouve la frontière entre le titre honorifique et le-vouvoiement ?
Le vous italien Lei, a ses origines dans Vostra
Eccellenza ou Vostra Signoria ;
alors que le vous espagnol : Usted
provient de Votre Grâce.
La
frontière est quasi inexistante.
Le-vous, en plus, est un pluriel. Et, dans les faits quand on demande à l’autre de dire : Vous, on se place au moins comme deux personnes. On compte pour deux, vis-à-vis de l’autre que l’on tutoie. Serait-on alors deux fois plus important ?
Si on répond :
« Mais qui êtes-vous pour me tutoyer ? », on place une
verticalité dans la relation qui n’est plus sur le même niveau ; on place
un mur de protection entre deux personnes. La relation est d’emblée limitée.
Il y a une mise à distance
par le vouvoiement,
comme si l’un avait droit à un respect supérieur à l’autre, une mise à distance
par l’âge, une mise à distance affective ou encore une mise à distance sociale.
De la même manière dire : « je vous permets de me tutoyer », cela montre aussi une certaine arrogance comme son contraire : « Je ne vous permets pas de me tutoyer » qui dévoile le refus d’être intime avec la personne.
La question qui vient à l’esprit est : A-t-on vraiment besoin d’une mise à distance par la parole pour se respecter mutuellement?
Non, Dieu
a fixé des bornes. Pourquoi ont-elle été déplacées ?
On vient
de l’voir, la chair a toujours cette volonté de faire des différences ;
mais ce n’est pas la seule raison. La peur de l’autre incite à protéger son
intimité. Le « tu » est pour beaucoup trop intrusif. « Tu me
tutoies, or je ne vous connais pas suffisamment, gardez vos distances ».
Cette question du tu et du vous est tellement embarrassante dans nos rapports humains que dans ma région de Normandie, certains ont opté pour le pronom « il ». Bonjour, il va bien ? ».
Qu’en
est-il maintenant pour ceux qui n’arrivent pas à prier qu’en employant le-vous ? Par exemple : « Père que votre nom soi sanctifié »
J’ai ma petite idée…leur dieu est-il alors inaccessible, si loin et inatteignable ? Cette mise à distance ne montre-elle pas une résignation dans la prière ; être résigner à ne pas mériter l’écoute et l’intimité avec le divin ? Cet éloignement ne favorise-t-il pas plutôt l’idolâtrie ?
Maintenant, la décision de tutoyer ou non n’est pas toujours personnelle, la société la rendue complexe.
Pour ma
part, dans mon travail au quotidien, je sais que mes élèves me vouvoient et que
je ne peux que difficilement faire autrement, parce que c’est une convention
dans l’enseignement. Il y a un véritable contrat social. Le contrat social
commence avec la langue.
Ici, il ne se trouve pas entre les gouvernants et les gouvernés, mais ce contrat s’est élargi et diversifié à plein d’autres niveaux (le patronat avec les ouvriers ; l’employeur avec les employés, les plus âgés avec les moins âgés…).
D’une
manière générale ce contrat social permet le tu qu’entre ceux admis à faire partie de sa sphère intime. C’est
pourquoi ce contrat social met une barrière entre par exemple les enseignants
et les enseignés. Et tutoyer son professeur est mal vu, on risque de passer
pour un démago, un laxiste, si on casse cette barrière.
Et puis, le
professeur a tellement peur de se faire manquer de respect, qu’il place
lui-même la barrière du vouvoiement dès le départ, allant jusqu’à vouvoyer
aussi ses élèves.
C’est
comme s’il plaçait un pare feu pour éviter de se faire attaquer de front.
Est-ce pour autant qu’il est respecté lui et sa fonction ? L’expérience prouve que non, c’est un pare feu factice. Celle ou celui qui souhaiterait briser cette barrière le fera autrement s’il le faut. Il prendra un ton condescendant dans son vouvoiement par exemple, ou il abusera par de multiples familiarités.
Jésus est venu briser les codes et les barrières sociales comme religieuses. Il a insisté durant sa vie physique beaucoup plus sur le ton donné, ou l’attitude, le comportement, allant jusqu’à la ruse, pour montrer que le respect n’est pas ni dans les convenances sociales, ni dans un langage châtié, ni dans l’attribution de titres honorifiques. Toutes ces manières sont des comédies, des pièges revêtant le masque de l’hypocrisie.
Alors faisons un petit détour par l’Histoire. En Europe, comment est apparu ce vouvoiement ? Je dirais plutôt comment est apparue cette comédie ?
Pour certains historiens ; le passage du tutoiement au
vouvoiement daterait du milieu du 3ème siècle après Jésus-Christ, au
moment du règne de l'empereur romain Dioclétien.
Il y avait 3 Césars à l’époque et quand on s’adressait à l’empereur donc à César on s’adressait en fait à 3 personnes ; d’où le vouvoiement.
Par la suite, ce qui parut évident c’est le règne de la
féodalité, pour la noblesse, et l’aristocratie, où le vouvoiement était de
rigueur. Là aussi, cette comédie permettait entre autre de se distinguer du
tutoiement des classes sociales les plus basses (les paysans, les domestiques,).
Alors, il est assez logique qu’au moment de la révolution
française, le vouvoiement fut combattu comme anti républicain.
Pour rompre avec l’Ancien régime, on voulut y faire voter
même une loi obligeant le tutoiement. Mais il y a des barrières difficiles à
faire sauter. Preuve que la hiérarchie sociale et religieuse a toujours le vent
en poupe.
Le vouvoiement a la vie dure c’est un des derniers vestiges
de l’aristocratie (et on l’a vu pas seulement en France, en Italie, en Espagne
et pour bien d’autres pays). Et puis, n’oublions pas que « l’homme prend garde à l’apparence, à ce qui frappe le
regard » (1 Samuel 16 :7) ; et le vouvoiement donne une
première impression forte de respect.
Les comédiens raffolent de ce vernis social. De nombreuses
pièces de théâtre ont depuis des siècles ridiculisées celles et ceux qui en abusent
par leurs flatteries, leurs courbettes révérencieuses. Ce vernis est puissant puisqu’il fait partie
de l’éducation même ; et cela ne fait qu’alimenter la confusion.
Voltaire d’ailleurs ne résoudra rien en affirmant que le tu es le langage de la vérité et le vous celui du compliment.
Le dilemme demeure : quand dire tu et quand employer le-vous ?
C’est devenu un art très compliqué encore aujourd’hui au sein
même des familles (avec ses beaux-parents par exemple, à l’un on dira tu et à
l’autre vous, pourquoi ? on ne le sait pas).
Le tu donnes encore l’illusion d’une grande famille soudée alors qu’elle est en plein déchirement.
Par conséquent, que doit faire un disciple de Christ ? Doit-il
terrasser le vous avec une nouvelle loi, avec un tutoiement obligatoire ?
Ne retombons pas dans un légalisme ou le « tu dois, tu ne dois pas » dirige. La loi d’amour prime sur tout le reste. Ne soyons pas un objet de scandale ou de chute pour nos frères et sœurs. Si cela gêne l’autre, la sagesse et l’amour nous pousse à revenir au vouvoiement pour cette personne, ou encore à accepter ce pronom personnel pluriel dans son contexte historique et littéraire. Ce n’est pas un combat qu’il faut mener les armes à la main. La prise de position pour le tutoiement doit d’abord arriver après avoir gagné son propre combat contre l’hypocrisie et visée les intimes en premiers ; puis cette position s’élargir progressivement. Cela doit être comme la foi, le fruit d’une conviction personnelle.
Sachant qu’il y a quand même des milieux ou le vouvoiement
comme les titres honorifiques sont perçus comme un respect obligatoire.
Dans l’armée par exemple.
Je prends ma propre expérience. J’étais pendant mon année de service national appelé à être enseignant au lycée militaire de st Cyr. J’y étais sous le grade de caporal-chef. Mes élèves m’appelaient donc chef. Un jour j’ai pris l’initiative de leur dire de ne plus m’appeler chef, car après tout je ne voulais pas qu’ils me considèrent de la sorte. J’ai subi alors une horde de mépris de leur part. Ils ne me respectaient plus, Pour garder l’ordre, et la discipline j’ai dû revenir en arrière.
Mais là
aussi le tu et le-vous sont tellement des fenêtres
ouvertes vers l’intérieur des personnes. On peut y voir leur hypocrisie révélée
au grand jour, comme leur stratégie machiavélique. Y-a-t-il qu’en politique ou
l’on voit des communistes s’appeler camarades, se tutoyer quotidiennement, puis
une fois au pouvoir se vouvoyer ? Et que dire de ces milieux où tout le
monde se tutoies pour montrer leur attachement et leur solidarité en même temps
que le rejet commun des autres ?
La nature perverse de l’homme revient sans cesse au galop.
Alors pour
un disciple de Dieu, ce qui est juste doit être fait dans le temps. Un temps
disponible qui permet sans violence de faire tomber cette distance entre sois
et l’autre, en y instituant le tutoiement.
Un tu plein de respect, sans faux
semblants, ni familiarités déplacées.
Nous, qui
sommes serviteurs de Dieu nous sommes tous serviteurs les uns des autres. Nous
sommes des compagnons de service, comme
l’ange le défendait. Cet ange qui a montré les visions à l’apôtre Jean
lorsqu’il était sur l’île de Patmos,
« Je suis ton Compagnon de service » lui
dit-il : Un mot grec sundolos. sun [soon] qui signifie associé et doulos serviteur. Nous sommes un peuple
de serviteurs et vivons associés aux autres, aux autres serviteurs.
Le tu, est important si et seulement si,
il donne le sens de nos relations : l’horizontalité, la soumission des uns
et des autres. Une relation dans laquelle personne ne cherche son propre intérêt
mais celui de l‘autre d’abord.
Amen
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